: jeunes ecrivains
du nord du mexique
Le numéro double 19/20 de la revue Literal consacre un dossier aux jeunes écrivains du Nord du Mexique (« Escritores jóvenes del Norte de México”). Dans le but de donner un aperçu large et consistant de ce qui se produit dans cette région du pays, la rédaction a fait appel à un nombre considérable de narrateurs, essayistes et versificateurs.
Le Nord du Mexique est peut-être l’un des pôles le plus créatif du pays à l’heure actuelle, mais sa reconnaissance comme milieu de création à part entière n’a eu lieu que très récemment, car la vie culturelle au Mexique est extrêmement centralisée. Refusant une « homogénéisation » qui effaçait les régionalismes au profit de l’expérience de la ville, notamment celle de Mexico, les auteurs du Nord sont restés dans cette région à partir des années 60 - 70. Ils ont abandonné l’empire de la ville pour traiter de sujets plus proches d’eux et liés au Nord. Sans se soucier d’être reconnus ou non par les censeurs culturels de la Capitale, le résultat de leur travail a ouvert notamment deux voies aux nouvelles générations : d’abord le choix de rester dans la région ou de partir ; ensuite, de prolonger une thématique (dont on énoncera ensuite quelques traits) qui caractérise désormais le Nord.
Dans le droit fil de cet héritage, les jeunes auteurs évoqués dans ce numéro montrent chacun à leur manière comment ils perçoivent et valorisent leurs aînés, leurs langages, et dans quelle mesure ils se sentent aussi des « écrivains du nord ». Cette anthologie-manifeste offre un grand choix de textes narratifs ou en vers et d’essais. A mon avis, le vrai intérêt du dossier naît des récits et des essais. Quant aux « poèmes » (il faudrait parler plutôt de « tentatives »), il me semble que les textes publiés ne sont pas réussis. Néanmoins, citons Amaranta Caballero, qui a dans sa voix une certaine force, mais qui laisse entendre en même temps celle de Paz. Il faut attendre qu’elle délaisse l’empreinte du maître et voir si elle atteint toute seule la même force lyrique - ou non.
Mais avant de commenter les textes de fiction, il faudrait parler sans doute des caractéristiques qui constituent le Nord.
Du pêle-mêle d’« éléments identitaires », voici ceux qui pourraient sans doute constituer un minimum de partage : le franc-parler, une fête qui ne finit jamais, un nomadisme constant, l’espace désertique comme toile de fond, et surtout la violence revendiquée comme une puissance. Ceci ne veut pas dire que les Norteños aient une exclusivité sur la violence. Comme le dit Julian Herbert, il s’agit plutôt d’un parti pris pour établir une distinction identitaire. Assumer de façon péremptoire que le Nord est une terre difficile, ardue, violente, c’est déjà un acte de prise de distance vis-à-vis du Centre, où la violence est considérée plutôt comme une impuissance qu’on voudrait éradiquer.
Du grand mélange des caractéristiques, l’attitude d’indépendance est, à mon avis, celle qui peut le mieux définir les gens du nord aux mille visages : ceux du désert, des montagnes et des ports. Attitude renforcée par le fait de se trouver au milieu de deux pôles de forte attraction : d’un côté, la Capitale, de l’autre, les USA. Tous les deux produisent une attraction et un rejet semblables. De ce fait, la quête identitaire devient double, puisqu’il faut trouver une alternative à ces deux langages : l’officiel de la littérature mexicaine, puis celui qui vient « de l’autre côté » : le chicano.
Recherche serait donc le mot clef de cette région qui se reflète forcément dans la création littéraire. Comme le dit assez bien Heriberto Yépez dans un excellent essai sur Rafa Saavedra (auteur de Tijuana, à lire sans faute), il s’agit d’un problème social :
Dans le cas particulier de la littérature mexicaine de la frontière, elle n’est pas tant une alternative "grâce à" l’influence de la culture du nord, qu’une prise de distance à part égale avec Mexico et les Etats-Unis. Dans la révolte vis-à-vis de ces deux hégémonies toutes distinctes, cette littérature tente d’obtenir sa propre « mexicanité », si distincte du discours états-unien (le chicano [fils des immigrés latino-américains] inclus), comme du discours du « chilango » [équivalant de « Parigot »]. Dans son sens le plus profond, une grande partie de la littérature de la frontière se conçoit comme une péninsule centrifuge (p 37)
Et c’est à travers l’énorme diversité de propositions et de façons de raconter que l’anthologie de textes nous montre à quel point les sujets traités sont variés et divers. Si on y trouve un langage et des thèmes locaux, il y en a d’autres qui proviennent d’ailleurs. Les auteurs se révèlent ainsi comme habitant le monde global grâce à Internet, mais aussi comme des lecteurs et héritiers d’une littérature riche en « exotisme » : Sergio Pitol a écrit sur l’Europe de l’Est ; Borges sur la Norvège ; Cortázar sur la Grèce ; Salvador Elizondo sur Paris et la Chine.
Parmi les textes de fictions, il y a plusieurs contes et un seul fragment de roman. Ce texte, écrit par Tryno Maldonado, nous montre un auteur qui maîtrise bien la plume et sait gérer les éléments de son histoire. Toutefois (et cette remarque n’enlève en rien la qualité de l’écriture), il nous semble que Maldonado néglige un peu le poids de la représentation au profit du langage. Autrement dit : il est évident que la voix narrative se voit emportée par le flux verbal au détriment du personnage inventé, même si c’est à travers lui, une mexicaine rentrée d’un long exil volontaire en Italie, que le récit a lieu.
Quant aux contes et nouvelles, un texte peut être considéré comme venu effectivement « du Nord », du moins dans le sens des réflexions entamées dans les essais de la revue. « Fin de cours » raconte le meurtre d’un professeur qui a lieu à l’école même. Cet homme défend un élève immiscé au monde redoutable de la drogue, dont une faute inconnue exige son élimination. En guise de contrepoint à la catastrophe qui plane sur tout le récit comme un papillon (celui de la théorie de l’effet papillon), la manière détachée et non exempte d’ironie de raconter de Miguel Tapia conduit la narration de manière rigoureuse avec un langage précis et dense. L’attitude nonchalante du personnage central sert de contrepoids à la gravité des événements, sans que l’auteur tombe pour autant dans des moments descriptifs superflus ou des lieux communs.
Parmi les surprises les plus agréables de la revue, se trouve « Comunicación ». Gaby Torres raconte la vie d’une femme ordinaire. Réalisée professionnellement mais incapable de suivre à la lettre les diktats de ce qu’il faut vivre, la jeune femme finit par se suicider. Dégoûtée d’une société qui impose des règles dépourvues de sens, la jeune femme est si éloignée de tout qu’elle ne peut plus aimer personne - sauf elle-même. Le comble de sa « déchéance » viendra, avant sa mort, d’un mélange de besoin amoureux et de désir sexuel. Celui-ci sera symboliquement transformé en son téléphone portable en mode vibreur, avec lequel elle se satisfait mieux qu’avec un « mâle » en chair et en os.
Deux récits prennent le parti de conclure avec une fin aigre-douce : « Hermanos » [Frères], de Juan Gerardo Aguilar et « « Sur la route, à la tombée du soir », de Agustín Galván. Le premier parle d’un homme en chaise roulante rongé par un désir de vengeance contre son frère. Une fin inattendue lui révélera qu’il y a encore de la bonté en lui, ainsi qu’un peu d’amour à l’égard de son frère.
« Sur la route... » est un récit raconté par la Mort. Relevant le défi de la faire parler, Galván nous offre une histoire où les événements censés être dramatiques ont une fin heureuse. Comme si la mort était sensible à la valeur de la vie et de la rencontre, elle accepte de donner un sursis aux personnages pour qu’ils continuent à se battre.
De l’ensemble des nouvelles, deux histoires attirent notre attention pour une raison significative : elles n’ont pas lieu en territoire mexicain, mais en Argentine et en Chine. Cette disparité souligne à quel point le choix thématique et stylistique est pour les gens du Nord plus une question d’affinité et de goût qu’une prédétermination irrécusable.
Nous avons d’abord un conte qui suit à la lettre les trouvailles de l’auteur présent dans la narration : Jorge Luis Borges. Oswaldo Zavala ose mettre en fiction l’un des maîtres de la littérature pour montrer à quel point le désir des hommes ne peut rien contre le déclin naturel des choses. D ans « Una fábula », une photographe anglaise recule dans le temps pour empêcher à tout prix que Borges, durant un voyage en train devenu célèbre, ne devienne aveugle à cause de son addiction à la lecture. Pour son malheur elle arrive trop tard, mais l’efficacité du dialogue entre elle et Borges fait que le lecteur peut croire un instant qu’il est possible de changer ce qui a été, ce qui sera, grâce à la force du désir.
L’autre récit s’appelle « Ragoût Dingding », écrit par Omar Bravo. Dans la meilleure tradition de la fable, avec un ton extrêmement cynique, Bravo raconte un cas d’épuration idéologique entrepris par le Parti Communiste Chinois dans les années soixante. La réussite de l’histoire vient du non accomplissement d’une attente : un changement éthique qui n’a jamais lieu chez le personnage principal, un jeune « camarade », lors d’un bref échange avec un moine sur le point d’être fusillé. Au lieu de la transformation attendue, le récit nous laisse un amer arrière-goût : loin de s’apitoyer sur la grenouille, comme le lui demande le moine (« seul celui qui aura pitié de la grenouille sera libéré de lui-même »), le soldat dit : « Moi, Li Han, l’appétit animé par le vin et la joie, ai vu flotter sur la sauce exquise d’amandes et de cerises la douce et molle musculature d’une grenouille » (p 81).
Cet aperçu nous semble montrer assez bien une richesse de traitements et d’intérêts, qui peut être un jour ou un autre un danger. En référence au titre du dernier livre de Rafa Saavedra, la question qu’il faut poser à ces jeunes auteurs est la suivante : seront-ils capables de rester « Lejos del noise » (Loin du noise [bruit]) ?
Ces auteurs doivent faire face au problème qu’implique toute découverte comme le signale Julián Herbert dans son essai « Le Nord comme fantôme ». Le problème en question est celui de la connaissance d’un milieu, de sa reconnaissance, et de sa commercialisation. En effet, une fois que cette littérature aura atteint le sommet de son propre succès, les écrivains nouveaux devront faire attention à ne pas répéter les modèles acquis.
Vouloir appartenir à cette littérature peut être une manière de chercher une expressivité liée à un endroit concret. Or, le danger serait de reproduire les résultats des auteurs précédents, et de refaire ad infinitum les mêmes sujets, les mêmes traitements, les mêmes langages. Si la mémoire historique ne nous trompe pas, on pourrait trouver un écho de ce phénomène dans le « boom » latino-américain, et plus spécifiquement dans le réalisme fantastique.
Par ailleurs, tout n’est pas négatif. Comme preuve on peut citer le cas de deux écrivains parmi les plus connus en langue espagnole, Pérez Reverte, et Roberto Bolaño. Ils ont été attirés par un sujet en provenance du Nord du Mexique et écrit sur lui : les centaines de femmes assassinées à Ciudad Juárez, dont les crimes sont presque tous impunis... Et quant à la façon de raconter ces violences, ils ont été influencés par les écrivains de la région, notamment Élmer Mendoza.
Il ne faudra pas perdre de vue alors les jeunes écrivains de cette région, car pour eux la tâche sera particulièrement difficile : bien qu’ils se sentent fiers de leurs aînés, et d’une certaine façon redevables des nouvelles voies et voix qu’ils ont défrichées, ils encourent le risque d’être écrasés par le poids de ces mêmes œuvres qui leur ont ouvert de nouveaux sentiers. Mais, on le sait, dans la littérature, l’association de la tradition et de la capacité créative produit les bons écrivains.
Du choix du local, avec les littératures du Nord ou du Grand Sud, au vaste monde sans frontières de la littérature cosmopolite de la Capitale, la littérature mexicaine se montre riche dans les voies explorées, grâce à la vivacité des manières de raconter et à la variété des thèmes.
TRANS, No.2, Revue de littérature générale et comparée
Iván Salinas Escobar
Octubre 2006